Je viens de passer cinq jours mémorables en République populaire démocratique de Corée, a.k.a. Corée du Nord. La Corée du Nord est peut-être le pays le moins libre et le plus militarisé du monde, obtenant les pires scores aux niveaux des libertés civiles et politiques dans le rapport annuel de l’ONG internationale Freedom House, classée dernière (après le Chad) dans l'index de démocratie de la revue The Economist, et décrite par le politologue Gregory J. Moore comme une dictature militaire personnelle, dynastique et totalitaire (totalitarian dynastic one-man military dictatorship).
Mais donc, pourquoi y aller, bordel ? Outre le fait que la Corée du Nord est mon objet d’études à l’université, le fait que ce soit l’un des pays les moins visités au monde (avec raison, diront plusieurs) constituait une grande partie de son attrait pour moi. Ça, et aussi leur excellent programme nucléaire, dans lequel je voulais m’inscrire (pas ouvert aux étrangers, finalement). Un voyage en Corée du Nord est une expérience fascinante, surréelle, et surtout bizarre. Très bizarre. Aller en Corée du Nord, c’est littéralement quitter le monde moderne, être transporté dans une fantaisie socialiste sortie tout droit des années 50, et être littéralement coupé du monde, sans téléphone, sans internet, sans peur et sans reproche.
À l’aéroport de Beijing, dès que j’ai mis le pied dans l’avion Air Koryo, la compagnie nationale nord-coréenne, je savais que ça s’annonçait comme une expérience fuckée. Je dois admettre que je n’ai jamais été aussi anxieux à l’approche d’un vol. Après tout, il s’agit de la compagnie nationale d’un des pays les plus pauvres du monde, une compagnie bannie dans tous les pays occidentaux, et la seule cotée seulement une étoile par l’organisme de consultation Skytrax…Donc, j’entre dans le Tupolev 154, un vieil appareil soviétique datant d’au moins 30 ou 40 ans, accueilli par des agentes de bord austères et impeccablement vêtues ainsi qu’une glorieuse musique révolutionnaire. Ma première pensée : dans quoi est-ce que je m’embarque (aux sens figuré et littéral) ? Ensuite, alors qu’une vingtaine de passagers (dont moi) se dirigent encore vers leur siège, l’avion se met à reculer, me faisant presque perdre l’équilibre ! C’est pas tout, les deux derniers rangées de l’avion sont remplies jusqu’à hauteur d’épaule de bagages non attachés, fin prêts à décapiter le premier passager innocent au premier signe de turbulences. Pour couronner le tout, les compartiments à bagages ne se ferment pas, étant plutôt des étagères de style « train »…pour la sécurité on repassera (mais je laisserai quelqu’un repasser à ma place).
Vue de l'arrière de l'avion, avec la pile de bagages, et les étagères à bagages... Agréable lecture en vol, un exemple d'objectivité journalistique de la part du Pyongyang Times Alors que presque tout le vol d’une heure et demie se déroule sans problème, l’approche sur Pyongyang, à travers les nuages, a de quoi donner des sueurs froides. De toute évidence, contrairement aux avions modernes, dont les descentes sont calculées et contrôlées automatiquement, nos pilotes y vont uniquement à vue et aux instruments, accélérant et ralentissant à plusieurs reprises dans une bruyante turbulence afin de s’ajuster.
Puis, une fois l’avion atterri, c’est le no man’s land total. Pendant au moins une dizaine de minutes, l’avion roule en plein milieu d’un champ, sans un seul bâtiment, piste, route, ou autre avion en vue, jusqu’à ce qu’on atteigne le terminal. Bizarre. Et parlons-en, de cet aéroport « international » de Pyongyang. Pour donner une idée de l’isolement de la Corée du Nord, il faut savoir que seulement une dizaine de vols y arrivent par semaine. Six vols de Beijing et un de Shenyang en Chine, et un de Vladivostok en Russie. Pas ce qu’on appellerait une destination trop trendy, mettons.
No man's land sur Pyongyang L'aéroport international de Pyongyang, couronné d'un portrait de Kim Il-Sung, très achalandé comme on peut voirSi les Nord-Coréens ne jouissent d’aucune liberté, c’est malheureusement aussi le cas pour les voyageurs. Il est absolument impossible d’y voyager indépendamment, il faut passer par une agence de voyage liée au gouvernement nord-coréen. L’itinéraire est préparé et approuvé à l’avance, et durant toute la semaine, j’étais suivi au pas par deux guides/gardes/surveillants ainsi que mon chauffeur personnel, qui dormaient au même hôtel que moi, un étage au-dessus ! J’ai même cru entendre des gens dans la chambre voisine, alors que l’hôtel était pratiquement vide, peut-être,
peut-être, pour surveiller mes allées et venues.
Dès l'arrivée à Pyongyang, quantité de propagande, affiches et slogans révolutionnaires L'arc de triomphe de Pyongyang, à propos duquel nos guides se font un plaisir de nous rappeller qu'il dépasse celui de Paris par 10 mètres. La grande bibliothèque nationale. J'ai demandé à mes guides si celle-là était solide, si des morceaux en tombaient parfois, mais ils n'ont pas trop compris ma question. Une fois sur place, il faut faire toujours attention à ce que l’on dit, puisqu’une remarque mal placée sur le pays peut embarasser les guides, et dans certains cas mettre le voyageur ET ses guides dans de beaux draps. Il faut toujours (ou presque) demander avant de prendre des photos, et les demandes font souvent l’objet d’un refus catégorique. Ayoye. Mais comme je suis de nature rebelle, j’ai pris des photos illégales, que j’ai même réussi à passer à la frontière, et que je vous permets gracieusement de voir dans ce blog. Si je dis que j’ai réussi à passer les photos à la frontière, ce qu’en revenant vers Beijing en train, juste avant d’entrer en Chine les agents frontaliers nord-coréens regardent toutes les photos prises par les étrangers et suppriment tout ce qui ne leur plait pas. Dans mon cas, j’ai été chanceux. De un, j’avais volontairement pris trop de photos ennuyeuses (10 photos de mon lit, 10 photos de ma serviette de bain, 5 photos de mon kimchi, etc) en espérant que l’agent se fatigue. Et de deux, j’ai amadoué mon vieil agent édenté avec quelques phrases maladroites en coréen, le rendant peut-être moins vigilant. Alors que le bonhomme était rendu à la moitié de mes 400 photos, il me rend l’appareil, visiblement écœuré, sans avoir supprimé une seule photo. Heureusement qu’il ne s’est pas rendu à celle où j’urinais sur un portrait de Kim Jong-Il. Ouf. Quelques minutes plus tard, nous voilà en Chine, finalement, liberté, une petite danse, une-deux-trois. Quelle joie, quel soulagement que d’arriver à Beijing, dans un pays libre et démocratique où les citoyens et étrangers peuvent s’exprimer comme ils le veulent...
Voici des photos de cette étrange et fantastique expérience
On voit mes deux guides/surveillants à gauche. C'est à peu près le plus loin que j'ai réussi à m'éloigner d'eux durant toute la semaine... La grande statue de Kim Il-Sung, président éternel mort en 1994, et père de l'actuel leader Kim Jong-Il, qui font les deux l'objet d'un culte de la personnalité incroyable. Chaque Nord-Coréen, sans exception (sauf les bébés, je suppose), doit obligatoirement porter une épinglette de Kim Il-Sung sur ses vêtements. Les plus zélés portent une épinglette de Kim Il-Sung ET Kim Jong-Il. À chaque matin, je prenais mon déjeuner dans une salle étrangement vide, avec pour seul accompagnement des chansons sur images de guerre et d'amour...un no man's land pour touristes, la Corée du nord
L'EXTRAORDINAIRE MACHINE PROPAGANDISTE ET SES SLOGANS
D'énormes images comme celle-ci, représentant Kim Il-Sung avec un enfant dans ses bras, se trouvent partout en villeCourte vidéo d'une fanfare d'étudiants jouant des airs glorieux devant une affiche appelant à renforcer l'unité de la nation. Près de la zone démilitarisée, on fait la promotion de la réunification, pour l'avenir des enfants. Partout, on rappelle au peuple que l'armée est la priorité. L'affiche du milieu dit "Vive la grande victoire de la politique de Songun!" (Songun est la politique donnant la priorité absolue à l'armée) J'aime bien la quatrième à partir de la gauche. Elle dit "Tout le monde, marchons droit devant pour la révolution Songun (militaire)!" Kim Il-Sung, qui mène fièrement le peuple, avec en arrière-plan l'hôtel Ryugyeong, le bâtiment le plus haut du pays, débuté en 1987 et jamais complété, faute de financement... Près de la frontière chinoise. L'affiche à gauche dit en gros "Camarade, travailles-tu avec nous?". Le régime veut faire du pays une nation prospère pour 2012, qui sera le 100e anniversaire de la naissance de Kim Il-Sung. On demande donc la coopération du peuple... Sur cette seule photo, on compte sept différents slogans et affiches. Une complètement à gauche, quatre sur le bâtiment du centre, et deux à droite. Aucun pays au monde ne déploie autant d'effort dans l'endoctrinement du peuple. On remarque aussi le peu de traffic, alors qu'on est pourtant dans la capitale... La signature de Kim Il-Sung, qui était un géant La JSA (Joint Security Area), là où les soldats se font face quotidiennement. Il y a trois ans, j'étais au même endroit, mais du côté sud-coréen, dans le bâtiment gris de la photo...
Assis à la table située directement sur la frontière entre les deux Corées, prêt pour de difficiles négociations. Une des rares photos de la "vie quotidienne" que j'ai pu prendre, à Kaesong. D'ailleurs, mes guides m'ont clairement averti après de ne pas prendre de telles photos. Cette journée-là, à Kaesong, près de la zone démilitarisée, en sortant du restaurant, je suis tombé sur une scène des plus bizarres. La ville était complètement silencieuse, quelques passants à pied ou à vélo, aucune voiture dans la large rue, une ville fantôme... Le mont MyohyangMon chauffeur, camarade Baek. Je connais pas son nom complet car mes deux guides l'appelaient toujours "Baek dongji", camarade Baek.Une ballade en métro. J'ai voyagé de la station "prospérité" à la station "gloire". On lit tranquillement le journal du parti des travailleurs en attendant son métro...Au mausolée de Kim Il-Sung, un endroit extraordinaire où les gens viennent par milliers, en habit de cérémonie, pour rendre hommage au père de la nation. J'ai vu des dizaines de femmes en sortir en pleurs, alors que l'homme est mort en 1994. Cette photo donne une idée du niveau de militarisation de la société. Des dizaines de jeunes filles, toutes avec la même coupe de cheveux, en habits militaires. On voit de tels bataillons partout, partout, en ville. Photo illégale, by the way. On venait juste de m'avertir en plus, mais j'ai développé des techniques infaillibles de prises subtiles de photos. Les extraordinaires "traffic girls" de Pyongyang. Comme il n'y a pas de feux de circulation, celles-ci sont à toutes les intersections importantes (et moins importantes) et dirigent les peu nombreuses voitures d'une manière robotique et carrément hallucinante. La place Kim Il-Sung, où ont lieu les défilés militaires. Le slogan derrière dit "Longue vie à la République populaire démocratique de Corée!" J'ai réussi, miraculeusement, à obtenir un billet pour un match amical entre l'équipe nationale de Corée du Nord et une équipe brésilienne de Sorocaba, près de Sao Polo. Score final: un diplomatique 0-0.À gauche: une foule très monochrome ;À droite: des soldats attentifs
La tour Juche. Juche est l'idéologie officielle de la Corée du Nord, inventée par Kim Il-Sung lui-même en 1955. Devant la tour Juche, la paysanne, l'intellectuel et l'ouvrier, tous unis pour la révolution. Coucher de soleil sur la rive Pyongyang, vue du sommet de la tour Juche. C'est drôle comme elle a l'air bien normale, cette ville, d'en haut. Le monument du parti des travailleurs. En arrière-plan, sur les deux bâtiments, on peut lire "100 guerres, 100 victoires".Ma valeureuse guide, au "musée de la guerre victorieuse", qui m'a donné une intéressante version révisée de l'histoire coréenne Le USS Pueblo, un bateau d'espionnage américain capturé par les Nords-Coréens en 1968, et aujourd'hui gardé comme trophée de chasse à Pyongyang Ma charmante guide qui m'a fait visiter le bateau, et qui parlait un français impeccablement appris à l'université Kim Il-Sung de Pyongyang Dernier repas en République populaire démocratique de Corée